dimanche 29 septembre 2013

Frayeur au vernissage


La galerie d’art kaminska & stocker à Yverdon expose dix sculpteurs jusqu’à fin octobre.

Le vernissage battait son plein. Les invités slalomaient entre les œuvres ou discutaient par petits groupes. Ils ne tarissaient pas d’éloges. L’espace, nouvellement aménagé, mettait en valeur le travail des artistes. Certaines pierres, disait-on, avaient des vertus thérapeutiques. Le serveur au buffet, comme de coutume, paraissait absent.
Une première sculpture oscilla sur son socle sans que personne ne le remarque. Il faisait déjà nuit à l’extérieur lorsque les ampoules grillèrent les unes après les autres. On courut chercher des lampes torches. Dans le même temps un rayonnement lumineux, vert fluorescent, semblait sortir, de l’intérieur des yeux, d’un visage taillé dans le marbre. Des secousses de plus en plus violentes ébranlaient les installations. Un cri strident, venu d’une salle reculée, glaça le sang des plus téméraires.
Une sculpture en acier lévitait au-dessus d’un corps inerte. Ses soudures se déplacèrent et formèrent une sorte de bouche sur le devant. D’autres sculptures s’approchaient du corps tandis que celle en acier grinça des dents et ouvrit grand la bouche.
- Il est sourd ou quoi!
Le serveur émergea de sa somnolence et s’étonna de voir qu’une dame, pas plus effrayante qu’un char à bois, tendait son verre vide et réclamait du vin.

"Ma vie, ma vie, ma très ancienne..."


À l’occasion des 40 ans d’Art Press en décembre dernier, Houellebecq avait donné une lecture de poèmes inédits. Les voici publiés en recueil dans Configuration du dernier rivage (Flammarion).

Les poètes ont ceci en commun avec les grands sportifs qu’ils connaissent des états de grâce. L’état de grâce se définit par une absence totale de résistance. La part d’effort des gestes mille fois répétés disparaît. Une sensation d’extrême facilité envahit l’exécutant comme l’observateur. Tout ce que tente le performeur se solde par une réussite insolente.
La poésie, c’est ce moment où l’émotion déborde la pensée. Le signifié des mots devient secondaire, leur faculté d’évocation prime. Le rythme produit des effets de sens. Le son et même parfois le visuel endossent un rôle important.
Mais attention souligne Houellebecq poète et lecteur attentif du linguiste Jean Cohen, la poésie ne se réduit pas pour autant à un jeu sur le langage, "la poésie parle autrement du monde, mais elle parle bel et bien du monde, tel que les hommes le perçoivent."
Qu’est-ce qui a changé dans la perception du monde par Houellebecq récemment? L’âge et le deuil réveillent des souvenirs et invitent à la méditation. Les dates de rédaction éparses des poèmes témoignent de ce retour sur le passé. Les grandes thématiques sont un indice de ce questionnement existentiel. Le caractère hétéroclite du recueil quant à lui est lié au "moi océan". Des mots reviennent cependant. L’écriture s’apparente à une thérapie.
La catharsis apporte une coloration nouvelle à une œuvre toujours plus époustouflante et ramifiée. En même temps, elle fait ressortir certains éléments déjà présents. On peut penser au narrateur-héros dans Extension du domaine de la lutte qui se met à écrire durant son séjour en maison de repos, à la méditation sur le cadavre pratiquée par le commissaire Jasselin dans La carte et le territoire, aux sketches de Daniel1 dans La possibilité d’une île ou encore à la méthode de Rester vivant. Il y a là toute une série de pistes à explorer, et qui prouvent combien la poésie occupe une place centrale chez Houellebecq, tant il est vrai également que la poésie ne s’arrête pas au livre.

Jusqu'à ce que Dalí nous sépare


Le nom de Dalí évoque en moi plus qu’un souvenir: tout un pan de ma vie. Au cours d’un voyage en Floride (j’avais alors dans les neuf ans), mes parents, ma sœur et moi visitâmes une exposition Dalí – Dalí qui compte certainement parmi les artistes les plus présents sur la scène internationale. Dans la boutique du musée qui terminait le circuit, mon père offrit à ma mère un coffret de parfums et eaux de toilette au design inspiré par les œuvres du créateur catalan. Ces flacons orange, vert et rose pâle aux formes semi humaines dont un, très étrange, avec un nez pour capuchon et une bouche pour réservoir ont accompagné ma jeunesse puisqu’ils ornaient les rayonnages de la salle de bain familiale et que ma mère les remplissait au fur et à mesure d’autres fragrances.
Puis un beau jour mon père est parti, la maison a été vendue et les flacons Dalí débarrassés. Livré à moi-même, j’associe depuis l’art de Dalí à la faillite du couple de mes parents et au mystère conjugal en général.
En visitant hier l’expo Dalí au Centre Pompidou je percutai; en réalité le malaise couvait sous cette passion commune de mes parents pour les excentricités du marquis, eux qui ne pouvaient se rencontrer artistiquement que derrière cette peinture absurde et ces sculptures sans visage. Ma mère y voyait une caravane d’éléphants, mon père une expédition dans le désert.
Enfants de cette double illusion, ma sœur et moi avons appris à apprécier d’autres artistes moins populaires peut-être, mais le grand ordonnateur Dalí veille, et à chaque nouvelle apparition me rappelle la toute puissance de son charme.

Booba, rhéteur magnifique


Très attendu, Booba sort son sixième album Futur. Somptueux.

La rhétorique conçoit le langage non dans son adéquation avec le monde mais dans son efficace sur lui. Cet art ne se limite pas à la formation du discours, il embrasse tous les paramètres de l’existence.
Logos egotrip
Si les punchlines de Booba marquent les esprits, ce n’est pas uniquement par la présence de certaines images ou "métagores" (Ravier, 2003), c’est d’abord par la figure de l’antithèse: "J’aime bien les préliminaires, j’préfère les échauffourées." (Caramel) Dans cet exemple, Booba étonne cinq fois: on attendait "j’aime pas" en début de seconde proposition; le glissement de registre du sexuel à la bagarre; la réunion des deux isotopies; l’aveu d’un romantisme inhabituel; la rareté du terme final.
L’egotrip de Booba est d’autant plus convaincant qu’il met en scène l’infériorité de son adversaire, que ce soit à travers son temps de retard: "Tu crois qu’tu viens d’serrer une bombe, t’es juste en train d’baiser mon ex" (O.G.); sa stagnation: "J’suis dans les airs, t’es dans les bouchons" (Caramel); son ridicule: "J’suis so fresh, t’es grotesque" (Maki Sall Music); ou encore sa déconfiture: "J’suis à Bercy pendant que ta carrière se coupe les veines." (Pirates)
Pathos endeuillé
Le 22 mai 2011, 92i perdait Bram’s. Depuis, sa disparition hante les textes de Booba: "Brazza tu n’es pas là" (C’est la vie); "Numéro 7 repose en paix" (Rolex); "Je n’te vois plus nulle part sauf quand je ferme les yeux." (2PAC) Pas de meilleur indice de cette affectivité que la prédominance du vocoder. Mais même si le deuil va jusqu’à modifier le rapport à la mort: "J’aurai le sourire quand la faucheuse me tendra la main" (2PAC), au final il appelle le contraire de l’abattement: "On avance têtes baissées pour qu’il soit fier du 92i." (Futur)
Ethos nique sa mère
A contre-courant des campagnes de santé publique "Joint dans la bouche, verre à la main, j’passe les vitesses" (2PAC), Booba prône un rap désengagé "Je suis là pour tout baiser, pas pour sauver l’humanité" (Tombé pour elle) et désinvolte "J’m’en fous de c’que tu penses, j’emmerde le monde entier." (Tout c’que j’ai) Les mauvaises langues parlent déjà d’un Booba pur produit de la société, à l’image des spéculateurs boursiers, c’est oublier la distance qu’il garde avec sa pratique artistique, que l’envie de réussir, d’être le meilleur, de se battre, peuvent être autre chose que des instincts de traders, que son mérite s’est construit sur la durée, et que l’étendue de son regard porte plus loin que les ornières du présentisme.

Graffitis au musée


La fondation Speerstra à Apples ouvre ses portes.

Peut-on encore parler de graffiti sans la surprise de son jaillissement, en plein sur un mur vierge, sur la rame d’un métro, entre aujourd’hui et la veille, sans l’imperfection de son support, sans son éphémère, sans son anonymat, sans son contexte illégal de production ? Le discours s’accommode de ces hésitations et parlera de post graffiti lorsque le graffiti épouse la toile. Le mot n’est pas nouveau, il s’en expose depuis les années 1970 et le concept fait même l’objet de commandes publiques. Mais à déambuler dans les vastes salles du musée, malgré l’aspect industriel de l’endroit, il m’a semblé qu’on niait la racine de cet art en substituant à son caractère intempestif le vide, l’artificiel et le sérieux d’une galerie. L’eïdos du graffiti est indécidable. Son geste libre, son impureté, son refus de communiquer (n’est-il pas illisible pour le non initié ?) accomplissent la négation du dogmatisme. En sortant du musée je me pris à concevoir une écriture en forme de tag, extrêmement stylisée, aux couleurs magenta et fleur de soufre, je pensai à celle des rappeurs, ces mots me revinrent en mémoire : "Certains étaient là pour exprimer un cri, d’autres comme moi juste par appétit."