jeudi 12 décembre 2013

De la littérature considérée comme une télépathie




Plus de trente-cinq ans après son séjour infernal à l’Overlook, Danny Torrance revient hanter l’imagination de King, et celle de ses lecteurs.

À la fin du roman Shining, le chef cuisinier Hallorann rassurait le jeune Danny : « Le pire est passé maintenant. » On connaît aujourd'hui la suite de l’histoire avec Docteur Sleep (paru le 1er novembre chez Albin Michel); faut-il en conclure que son don de vision était limité ? Rien n’est moins sûr.
D’abord parce qu’Hallorann meurt entre les deux; dans l’adaptation au cinéma par Kubrick une première fois si on voulait raffiner, puis dans la diégèse entre l’action de Shining et celle de Doctor Sleep une seconde fois. Mais aussi pour une autre raison encore, plus retorse, qui tient cette fois à la conception de la littérature selon King.
Dans son livre Écriture. Mémoires d’un métier (2000), Stephen King définit la littérature à partir du type de relation, très particulier, qui s’établit entre un écrivain et son lecteur au moment de la lecture. King compare cette relation à une expérience de télépathie : « Nous ne sommes même pas ensemble dans la même année, encore moins dans la même pièce… si ce n’est que nous sommes ensemble. Et proches. Nous vivons une rencontre par l’esprit. »
La métaphore n’est banale qu’en apparence. Elle a des implications majeures pour la théorie du texte. Les mots sont moins un obstacle à la compréhension qu’une passerelle pour la rencontre de deux imaginaires. Le sens lui-même, dont on est toujours plus attentif à la part de reconstruction collective qu’il implique et requiert, est avant tout donné intuitivement, comme on découvrirait, par exemple, la scène de sa propre mort dans une boule de cristal. L’intrigue se présente moins comme un questionnement perpétuel que comme une prémonition confirmée. Les personnages de fiction sont sans passé ni futur. Le don d’Hallorann n’est donc pas limité ; à chaque lecture il opère.
Shining et Docteur Sleep mettent en abîme cette composante télépathique de la littérature. Le don de vision s’y révèle autant une source de problèmes qu’un facteur de résolution. Dans le nouveau volet, le clan "True Knot" traque la petite Abra comme Danny était traqué par son père. Ce qui sauve Danny, sa mère et Hallorann dans Shining, c’est le souvenir prémonitoire de l’explosion de la chaudière. Sans en dire plus, il s’agit d’un ressort similaire pour Docteur Sleep.
Enfin, l’établissement de la communication n’est jamais garanti. Il arrive que le canal se brouille, que les voix se distordent ou se perdent. Le monde du texte revêt alors un caractère plus inquiétant.

dimanche 29 septembre 2013

Frayeur au vernissage


La galerie d’art kaminska & stocker à Yverdon expose dix sculpteurs jusqu’à fin octobre.

Le vernissage battait son plein. Les invités slalomaient entre les œuvres ou discutaient par petits groupes. Ils ne tarissaient pas d’éloges. L’espace, nouvellement aménagé, mettait en valeur le travail des artistes. Certaines pierres, disait-on, avaient des vertus thérapeutiques. Le serveur au buffet, comme de coutume, paraissait absent.
Une première sculpture oscilla sur son socle sans que personne ne le remarque. Il faisait déjà nuit à l’extérieur lorsque les ampoules grillèrent les unes après les autres. On courut chercher des lampes torches. Dans le même temps un rayonnement lumineux, vert fluorescent, semblait sortir, de l’intérieur des yeux, d’un visage taillé dans le marbre. Des secousses de plus en plus violentes ébranlaient les installations. Un cri strident, venu d’une salle reculée, glaça le sang des plus téméraires.
Une sculpture en acier lévitait au-dessus d’un corps inerte. Ses soudures se déplacèrent et formèrent une sorte de bouche sur le devant. D’autres sculptures s’approchaient du corps tandis que celle en acier grinça des dents et ouvrit grand la bouche.
- Il est sourd ou quoi!
Le serveur émergea de sa somnolence et s’étonna de voir qu’une dame, pas plus effrayante qu’un char à bois, tendait son verre vide et réclamait du vin.

"Ma vie, ma vie, ma très ancienne..."


À l’occasion des 40 ans d’Art Press en décembre dernier, Houellebecq avait donné une lecture de poèmes inédits. Les voici publiés en recueil dans Configuration du dernier rivage (Flammarion).

Les poètes ont ceci en commun avec les grands sportifs qu’ils connaissent des états de grâce. L’état de grâce se définit par une absence totale de résistance. La part d’effort des gestes mille fois répétés disparaît. Une sensation d’extrême facilité envahit l’exécutant comme l’observateur. Tout ce que tente le performeur se solde par une réussite insolente.
La poésie, c’est ce moment où l’émotion déborde la pensée. Le signifié des mots devient secondaire, leur faculté d’évocation prime. Le rythme produit des effets de sens. Le son et même parfois le visuel endossent un rôle important.
Mais attention souligne Houellebecq poète et lecteur attentif du linguiste Jean Cohen, la poésie ne se réduit pas pour autant à un jeu sur le langage, "la poésie parle autrement du monde, mais elle parle bel et bien du monde, tel que les hommes le perçoivent."
Qu’est-ce qui a changé dans la perception du monde par Houellebecq récemment? L’âge et le deuil réveillent des souvenirs et invitent à la méditation. Les dates de rédaction éparses des poèmes témoignent de ce retour sur le passé. Les grandes thématiques sont un indice de ce questionnement existentiel. Le caractère hétéroclite du recueil quant à lui est lié au "moi océan". Des mots reviennent cependant. L’écriture s’apparente à une thérapie.
La catharsis apporte une coloration nouvelle à une œuvre toujours plus époustouflante et ramifiée. En même temps, elle fait ressortir certains éléments déjà présents. On peut penser au narrateur-héros dans Extension du domaine de la lutte qui se met à écrire durant son séjour en maison de repos, à la méditation sur le cadavre pratiquée par le commissaire Jasselin dans La carte et le territoire, aux sketches de Daniel1 dans La possibilité d’une île ou encore à la méthode de Rester vivant. Il y a là toute une série de pistes à explorer, et qui prouvent combien la poésie occupe une place centrale chez Houellebecq, tant il est vrai également que la poésie ne s’arrête pas au livre.