mardi 16 mai 2017

Alain Finkielkraut, "Fatale Liberté", in Alain Finkielkraut et Paul Soriano, Internet, l'inquiétante extase, Paris, Mille et une nuits, 2001, p. 29-31.

"Un chapitre de l’ouvrage À l’école des robots, tout à fait intéressant, est intitulé, de façon prospective, ‘25 novembre 2010, Projet Rimbaud’. Le Projet Rimbaud est un travail collectif et multinational. Trois établissements y participent: les collèges de Courbevoie et Charleville, et le Centre culturel français au Yemen. Il doit aboutir à la création en commun d’un DVD sur l’œuvre du poète et sa vie aventureuse.
Un agent pédagogique virtuel, baptisé Verlaine, coordonne les contributions des élèves et les interventions des trois professeurs: des enseignants numériques déchargent les enseignants humains de leurs tâches les plus répétitives. Verlaine et les trois éducateurs charnels travaillent, si j’ose dire, main dans la main…
Les tâches sont partagées: à Charleville et à Courbevoie, on mène des enquêtes sur le parcours du poète en France (évocation du Paris de 1870 avec une caméra vidéo numérique) à Aden; on s’intéresse, bien entendu, à la saga africaine du poète.
Les trois classes travaillent en outre sur ‘Le Dormeur du val’. ‘Ce sonnet dénonçait la cruauté des combats de façon étonnamment moderne, écrit Michel Alberganti. Au-delà de l’analyse de la construction du poème, les élèves, qui ont l’âge du poète, tenteront d’en écrire de nouvelles versions à partir de leurs propres sentiments sur la mort violente d’adolescents.’
Avec tous ces merveilleux instruments, avec toutes ces techniques futuristes, nos élèves deviendront-ils de meilleurs lecteurs de Rimbaud attentifs à ce qu’il a d’unique et peut-être d’inactuel à nous dire? Non, bien sûr, car il leur faudrait pour cela s’immobiliser, se débrancher, s’écarter de leurs habitudes et de leurs allégeances, non se mettre en réseau.
Un poème est un poème, et c’est sur une feuille imprimée qu’on peut le découvrir, y revenir, l’apprendre, l’expliquer. Il faut aux mots du poème un domicile fixe, un lieu où on les laisse tranquilles. Ce lieu, c’est le livre.
L’écran remplit donc un tout autre rôle. L’élève internaute n’est plus lecteur, mais un reporter du passé, un collecteur d’informations, un journaliste dans l’Histoire. Et c’est aussi un créateur, un jeune stimulé par un autre jeune – Arthur – à mettre en mots sa révolte contre la société, contre la police, contre le racisme.
Nul besoin d’Internet pour lire. On a besoin d’Internet, en revanche, pour noyer le livre. On a besoin d’Internet pour mettre les mots en mouvement, pour les faire voler, pour en finir avec le scripta manent! On a besoin d’Internet pour passer de l’auteur et des égards qu’on lui doit à la communication exubérante et au droit d’être auteur désormais reconnu à chacun. On a besoin d’Internet pour dissoudre toute sacralité, toute altérité, toute transcendance dans l’information et dans l’interaction. On a besoin d’Internet pour passer de l’œuvre à ce qu’on appelait, avec une subversive majuscule, dans les années soixante-dix, le Texte."

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