vendredi 18 mai 2018

Jaime Semprun, Défense et illustration de la novlangue française, Paris, Éditions de l'Encyclopédie des Nuisances, 2005, p. 13-14.

« Selon une anecdote bien connue rapportée par Racan, « quand on lui demandait son avis de quelque mot français », Malherbe renvoyait aux « crocheteurs du port au Foin » comme à ses maîtres pour le langage. De la même façon, quand certains doutent que les transformations du français introduisent une langue véritablement nouvelle, on peut les renvoyer à l’usage, tel qu’il prévaut partout où la langue se forme plutôt au contact des « machines intelligentes » qu’à celui des livres et de l’ancienne « culture agricole ». Mais si la réalité de la mutation en cours est peu contestable, il reste qu’il est bien sûr très difficile de décrire positivement et d’analyser un idiome encore en gestation, dont les caractères spécifiques apparaissent pour l’instant surtout en creux, pour ainsi dire, à travers ce que son essor détruit des anciennes formes de la langue. La plupart de ceux qui constatent le phénomène estiment d’ailleurs l’avoir suffisamment défini en parlant d’appauvrissement, voire de déstructuration, de décomposition ou de décadence. Cependant la simplification de son lexique et de sa syntaxe marque bien plutôt la vitalité du français, sa compétitivité, sa capacité de s’adapter aux nouvelles exigences de rapidité et de flexibilité, de mobilité et d’efficience, qui s’imposent à ceux qui le parlent. Les qualités ainsi acquises par la langue ne sont autres que celles qui deviennent toujours plus nécessaires à ses locuteurs, c’est-à-dire à nous tous ; car la « sphère techno-marchande » n’est pas habitée par les seuls décideurs. En outre le français, tout en se simplifiant d’un côté, s’enrichit de l’autre : l’usage de très nombreux nouveaux mots s’établit avec celui de produits, de connaissances et de procédés techniques eux-mêmes constamment renouvelés, ces nouveaux mots servent à forger toutes sortes de tournures et d’images originales, et surtout l’allégement des anciennes contraintes syntaxiques stimule l’invention de constructions inédites. L’interchangeabilité toujours plus grande des divers éléments de la phrase, les mots pouvant de plus en plus être employés comme verbes, noms, adjectifs ou adverbes, permet, à partir d’un stock de mots limité, un nombre de combinaisons presque infini. »

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire