« Selon
une anecdote bien connue rapportée par Racan, « quand on lui demandait son
avis de quelque mot français », Malherbe renvoyait aux « crocheteurs
du port au Foin » comme à ses maîtres pour le langage. De la même façon,
quand certains doutent que les transformations du français introduisent une
langue véritablement nouvelle, on peut les renvoyer à l’usage, tel qu’il
prévaut partout où la langue se forme plutôt au contact des « machines
intelligentes » qu’à celui des livres et de l’ancienne « culture
agricole ». Mais si la réalité de la mutation en cours est peu
contestable, il reste qu’il est bien sûr très difficile de décrire positivement
et d’analyser un idiome encore en gestation, dont les caractères spécifiques
apparaissent pour l’instant surtout en creux, pour ainsi dire, à travers ce que
son essor détruit des anciennes formes de la langue. La plupart de ceux qui
constatent le phénomène estiment d’ailleurs l’avoir suffisamment défini en
parlant d’appauvrissement, voire de déstructuration, de décomposition ou de
décadence. Cependant la simplification de son lexique et de sa syntaxe marque
bien plutôt la vitalité du français, sa compétitivité,
sa capacité de s’adapter aux nouvelles exigences de rapidité et de flexibilité, de mobilité et d’efficience, qui s’imposent à ceux qui le
parlent. Les qualités ainsi acquises par la langue ne sont autres que celles
qui deviennent toujours plus nécessaires à ses locuteurs, c’est-à-dire à nous tous ; car la « sphère
techno-marchande » n’est pas habitée par les seuls décideurs. En outre le français, tout en se simplifiant d’un côté,
s’enrichit de l’autre : l’usage de très nombreux nouveaux mots s’établit
avec celui de produits, de connaissances et de procédés techniques eux-mêmes
constamment renouvelés, ces nouveaux mots servent à forger toutes sortes de
tournures et d’images originales, et surtout l’allégement des anciennes
contraintes syntaxiques stimule l’invention de constructions inédites.
L’interchangeabilité toujours plus grande des divers éléments de la phrase, les
mots pouvant de plus en plus être employés comme verbes, noms, adjectifs ou
adverbes, permet, à partir d’un stock de mots limité, un nombre de combinaisons
presque infini. »
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